"#Carnet du gouffre" : quand la bande-dessinée devient thérapeutique
- Alexandre Constant
- 11 sept. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 sept. 2021
« Mais un matin, c’était sur moi.
L’ombre.
Elle m’enveloppait.
Non.
Elle m’assommait. M’étouffait. M’étranglait. Me paralysait »
Liliane Daligand disait que « Décrire ce qui ne parle pas, c’est parler pour ne rien dire ». Et c’est bien le parcours dans lequel nous emmène Mlle Caroline dans ces carnets du gouffre.
« Un monde de vide d’une violence inouïe. Vous ne maitrisez plus rien, surtout pas vos émotions, d’ailleurs, vous n’avez plus d’émotions. C’est effrayant. Il n’y a plus rien ». Comment alors parler du rien ? De ce trop de tout et trop de rien qui étreint. C’est le blanc, le noir, le vide.
Avec Mlle Caroline, la bande dessinée devient thérapeutique. Elle partage l’insondable, l’indicible. Ces hivers psychiques et corporels qui se donnent à vivre et glacent toutes capacités: capacité à percevoir le positif mais aussi à penser, à éprouver, à manger, à dormir. Elle met des images et des mots sur ces « trop ». La souffrance prend formes, couleurs et langages dorénavant partageables. À défaut de pouvoir exprimer par des mots ses propres souffrances, au moins la bande dessinée permet-elle de partager une forme commune. Et d’ailleurs n’est-ce pas aussi ce dont nous parle Caroline au travers de son parcours ? À qui parler et comment ? Comment expliquer à ses proches que nous ne savons pas plus qu’eux ce qu’il se passe ? Comment exprimer ce qui étreint ? Quand les mots ont déserté, ou que les émotions sont si profondes qu’elles échappent aux mots, alors ne restent parfois que les larmes et le silence. Si un peu d’énergie est encore là, il restera encore la possibilité de donner le change face aux collègues ou cercles amicaux. Parfois se voir renvoyer l’image de quelqu’un de joviale et heureux, nourri, un peu. C’est parfois entretenir l’image de ce qu’on a été…

Et s’accrocher à l’image de ce qu’on deviendra. Car la dépression n’est pas une fatalité et c’est là l’un des messages de ces carnets. Si, effectivement, il existe des psy qui s’accrochent aux mots alors même que les mots ont déserté le corps, ce type de pratiques n’est pas (et c’est là que je serais plus mitigé que Caroline) le propre de la psychanalyse. Il existe nombre de psychologues d’orientation analytique qui, par leur humanité et leur bienveillance, ont développé des pratiques poétiques permettant d’accompagner leurs patient.e.s à poser des mots sur l’indicible. De même qu'il existe, malheureusement, nombre de praticien.ne.s qui, sous couvert d’une certaine "technicité", perdent tout humanité et chaleur et prescrivent exercices et autres outils dont les patient.e.s sont bien incapables de se saisir quand ils sont transits par le froid.
Ces carnets du gouffre viennent avant tout nous parler du fond : « si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue » nous disait Rimbaud. Il s’agit, à chacun.e, de trouver une langue nouvelle. Un nouveau langage qui permette de traduire ce que donne à vivre ce corps brulé par le froid. Si les techniques de relaxation ou de méditations peuvent être efficaces, ce n’est pas tant parce qu’elles apaisent (car avant qu’elles apaisent sur le long terme il faut pratiquer beaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaucoup ! Et quand on souffre, « beaucoup » est souvent trop long). Ces pratiques sont efficaces, d’une part, parce que ce sont des expériences partagées. Là où les mots glissaient, souvent, à côté, au-dessus ou au-dessous, il y a là des mots, simples, partagés, à partir de pratiques, tout aussi simples et partagées. Si le mal est toujours là, au moins peut-il prendre forme partageable avec un autre bienveillant. C’est un premier pas.
Réapprendre à parler ses vécus c’est déjà sortir d’une forme de solitude et se réinscrire dans le monde, y avoir une place autre que celle marquée par l’ombre, le pétrole et le froid.
C’est se vivre autrement, au moins dans l’espace-temps d’une psychothérapie, sorte de zone d’entre-deux pour réapprendre à communiquer sur et par le corps.
Mais il ne s'agit pas de faire de l'angélisme, et Mlle Caroline nous le montre bien. Si la méditation et la cohérence cardiaque peuvent être des outils précieux, c'est aussi parce qu'ils peuvent s'accompagner d'autres outils, tout aussi précieux, que sont les consultations avec un.e psychiatre et la prescription d'une aide médicamenteuse. Les recherches dans ce domaine ont permis le développement de traitements beaucoup plus fins, adaptés mais surtout moins contraignants que l'image négative qu'on leur attribue encore (et qui relève plus des années 80 que de notre époque.) Mlle Caroline nous décrit, avec finesse et humour, ses propres représentations, ses hésitations et ses craintes quant à un traitement qui, finalement, lui a permis non seulement de sortir du gouffre, mais de pouvoir en parler par la suite. S'ils ne sont pas toujours nécessaires, il est important de garder en tête qu'ils peuvent être une aide précieuse et qu'il ne s'agit plus de nos jours d'éteindre "l'esprit en essayant de remettre d'aplomb" (Sarah Kane - 4.48 Psychose).
Avec ces Carnets du Gouffre, Mlle Caroline livre un support pour mieux pouvoir parler, échanger mais aussi comprendre la dépression. Elle ouvre, avec justesse et humour, les portes de ses hivers comme une façon de faire tomber un tabou qui, bien souvent, vient rajouter de la solitude à la solitude.
Références:
- Mlle Caroline - Chute libre. Carnet du gouffre - Editions Delcourt/Mirage
- Liliane Daligand - L'enfant et le diable -
- Lettre du voyant - Rimbaud
- Sarah Kane - 4.48 Psychose
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