#"Il était une fois" 1 - Paul
- Alexandre Constant
- 16 août 2021
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 nov. 2021
La série des « Il était une fois » est un docu-fiction inspiré de multiples expériences de terrain.

Paul,
Paul m’a été orienté par le psychiatre pour des signes de dépression. Il a 7 ans... Le psychiatre pense que la dimension corporelle de mon approche pourrait être étayante pour ce petit bonhomme inhibé qui fuit le regard et s’exprime bien peu. Ses résultats scolaires ont du mal à décoller alors même qu’il peut se montrer tout à fait pertinent à l’oral dans le cadre d’une relation individuelle. Installé à côté de sa mère, face à moi, Paul est diaphane. S'il persiste de la lumière dans son regard, elle disparait bien souvent sous le voile de l'hypervigilance. Limitant ses mouvements, dans l’ombre de sa mère, j’ai parfois l’impression que Paul pourrait s’effondrer et tomber en morceaux à tout moment. Le contraste est saisissant avec sa mère, femme grande, forte et parlant haut, qui tente, bon an mal an, de décrire les difficultés de son fils, et les siennes à le comprendre. Les vêtements sont sales, l’odeur de transpiration se diffuse dans la pièce et je comprends rapidement que la famille est en grande difficulté sociale. La maladresse confine à la brusquerie lorsqu’elle tente « d'encourager » Paul pour qu’il prenne la parole.
Ménager autant l’un que l’autre : « Aucune inquiétude Madame. Nous allons prendre le temps de nous rencontrer tranquillement et nous ferons un point dans trois séances. Est-ce que ça te conviendrait Paul ? » Le petit bonhomme acquiesce, presque en secret. Si la mère reste en tension, Paul, lui, parait avoir saisi mon invitation.
Mais lorsque le discours est pris entre le marteau et l’enclume, l’expressivité peine à se déployer même dans le secret de la séance. La menace s’invite sur scène et Paul ne peut investir les jouets présents. Quelque chose retient. Le bureau, comme espace connu et qui l'expose moins, devient salutaire. Je gribouille sur une feuille.
Paralysé dans sa prison de verre, Paul n’a manifestement pas l’énergie pour vaincre sa peur d’en sortir. À ma charge de déployer de l’énergie pour deux sans le mettre en danger. Une prison, qu’elle soit réelle, symbolique, relationnelle ou corporelle, reste une enveloppe. Sa dureté et sa rigidité sont à l’image des angoisses qu’elle abrite. Plus cette enveloppe est dure, plus il faut faire preuve de douceur, de finesse et de consistance dans le temps pour assurer à l’autre que nous prenons la mesure de sa forteresse, que cette dernière a un coût énorme pour lui mais que, bien évidemment, s’il avait pu faire autrement il l’aurait fait. L’être humain fonctionne selon la stratégie du moins pire, ce qui n’implique pas qu'elle soit nécessairement la meilleure. C’est juste la moins pire qu’il ait trouvé dans sa situation.
Alors je dessine et gribouille, commentant à voix haute mes tentatives artistiques, forçant le trait sur mes difficultés à dessiner le chien à côté de la maison, exultant lorsque je termine mon sketch volontairement ridicule. Malgré tous ses efforts, Paul pouffe de rire, mais ne pourra s’impliquer plus.
Lors de notre troisième rencontre, il initie un mouvement pour se saisir du pot de feutre. Je l’encourage, presque dans un chuchotement. Les enfants manifestent bien souvent un grand respect pour les secrets. Ils se les transmettent dans le creux de l'oreille, en chuchotant, comme s'il transmettait des vers de pouvoir. Les adultes ont parfois perdu ce respect qu'on doit au secret et à l'intime. Alors s'organise une scène où je suis acteur et souffleur, où je soutient Paul dans son mouvement secret tout en jouant à voix haute :
« Mais qu’est-ce que ce peut être que cet objet ? » Paul tourne le pot de feutres, l’observe, initie un mouvement… Chuchotements. Il pose le pot de feutre sur sa tête. « Hmm… Est-ce que ce serait une couronne ?! » Un sourire fait rayonner le visage de Paul. « Serait-ce une couronne de Roi ? » Il acquiesce dans un nouveau sourire. « Hm hm… Alors Roi Paul, racontez-moi : à quoi ressemble votre royaume ? ». Trop rapide, trop forte, ma question paralyse Paul. Je reprends. « Est-ce que vous habitez…. Euh… Dans une caravane ! » Le sourire revient en faisant non de la tête. « Ah, c’est pas ça… Alors… Est-ce que vous habitez dans un igloo ? » Dans un grand sourire de satisfaction, se redressant même un peu, il maintient son non. « - Rolala… Bon alors… Est-ce que vous habitez dans une grande toile de tente du Sahara !» - Non ! T’es nul ! »
La voix arrive enfin. Portée, affirmée et exprimant l’agressivité face à un jeu que je fais un peu trop durer. Paul s'ancre dans l'espace-temps de notre rencontre.
« Hey mais c’est dur aussi ! Attend alors je me concentre… Un château ? » Paul acquiesce, apaisé mais sérieux, totalement dans le regard. « Alors comment est-il ce château ? Est-ce que c’est un tout petit château ? » Non. Il écarte les bras en grand. Dorénavant ancré, Paul peut détendre le reste de son corps. La ceinture scapulaire, les épaules, les bras et les mains, regagnent en souplesse. L’expressivité corporelle est là. L’enveloppe s’assouplit.
« C’est un grand château. » Oui « Il y a du monde dans ce château ? » Non « Vous y êtes seul ? » Oui « Et de quelle couleur il est votre château ? Est-ce qu’il serait… en pierre ? » Non « Tout en or ! » Non « Peut-être pouvez-vous me montrer avec les feutres ? ». Paul prend le feutre noir. « Alors Roi Paul, vous habitez dans un grand château tout noir où vous êtes tout seul, c’est bien ça ? » Paul me regarde et acquiesce. « Je me dis que ça peut faire très peur d'être tout seul dans un château tout noir comme ça. Personne ne vient vous rendre visite ?"
Non
« Est-ce que vous souhaiteriez le dessiner ? » Non « - Le construire pour de vrai ici, dans la salle ? - Mais c’est pas possible ça. - Bien sûr que si. Alors pas de la taille de votre vrai château mais peut-être en un tout petit peu plus petit, comme une maquette. On peut le faire avec les gros modules en mousse ou en kapla, en légo, comme tu veux. - En kapla ! »
S’en suit une construction minutieuse où, sous les ordres de Paul, je l’aide à placer des murs, des palissades, des tours. Le chantier est titanesque pour ce « grand château noir et froid ». Mais au-delà de la construction en tant que telle, c'est la prison interne de Paul qui prend une forme partagée et partageable dans le champ du regard bienveillant d'un autre. Le regard est alors tourné vers l'extérieur. C'est un premier pas pour sortir de l'isolement de la souffrance.
Mais une enveloppe rigide est aussi une enveloppe qui tente de contenir. Si la prison interne de Paul devient partageable, serait-il possible que le reste le soit aussi ? Je sens la tension monter jusqu’au moment où Paul lance le mouvement : « - Alexandre, je peux le casser ? - Mais bien sûr que tu peux le casser ton château. C’est ton château, il t’appartient, libre à toi d’en faire ce que tu veux. » D’abord timide, Paul s’autorise peu à peu à détruire cette forteresse froide dans laquelle il était enfermé. Alors nous construisons de nouveau pour mieux détruire sous mes encouragements qui viennent valider la vie qui s’exprime chez ce petit bonhomme retrouvant sa liberté de mouvements et de paroles.
La séance touche à sa fin. Nous prenons le temps de ranger ensemble. Toute explosive, et légitime, que la colère puisse être, il est important de se rassembler après. Paul a pris en consistance et en couleur. Sortant de la salle, il me regarde : « - Alexandre, je peux courir dans le couloir ? » - Mais bien évidemment, vas y cours Paul, je te demanderai simplement de faire très attention lorsque tu arriveras dans la salle d’attente car quelqu’un pourrait être derrière la porte et vous pourriez vous faire mal tous les deux. »
Il s’enfuit en riant.
Je le suis en petite foulée, souhaitant arriver en même temps que lui dans la salle d’attente. Très précautionneux, il ouvre la porte doucement mais sa mère a entendu la course dans le couloir.
« Mais qu’est ce que c’est que ça !! » Paul est tétanisé face à la réaction de sa mère. J’arrive derrière, endossant la responsabilité du sprint. Madame se ressaisie. Paul, lui, a remis son masque diaphane…
Nous avons reconstruit le château plusieurs fois, avec les gros modules en mousse aussi, pour encore plus de constructions-destructions, de rires et de couleurs. Sur le pas de la porte, au moment de nous dire au revoir, la mère m’annonce que la famille déménage la semaine prochaine pour le sud et qu’il s’agissait de notre dernière séance. Aucune négociation n’est possible. Le dernier rendez-vous avec le psychiatre est annulé. Nous ne nous reverrons plus.
Installé dans la salle du personnel, je tente péniblement de me réchauffer avec mon café. Une collègue, psychologue aguerrie, m’a rejoint : « À quoi sert-on ? Nous, nous voyons les enfants et les ado quarante-cinq minutes par semaines, parfois deux fois par semaine mais qu’importe. Le reste du temps, certains d’entre eux retournent dans des familles complètement pathos. On les met dans un conflit de loyauté terrible entre eux et leur famille. Même si, ici, ils peuvent s’exprimer, s’exprimer autrement ou exprimer des choses qu’ils n’arrivaient pas à exprimer ailleurs, le reste du temps ils doivent faire avec un environnement toxique. C’est super violent. »
Toute en douceur ma collègue répond tout simplement : « Dis toi Alexandre qu’ils auraient pu ne jamais rencontrer un endroit comme celui-là avec un adulte qui soit là pour voir, pour entendre, pour soutenir. Ce qu’ils ont vécu ici, ils l’ont vécu. Même dans des suivis longs, c’est parfois une ou deux séances qui changeront tout pour eux. »
Plus de dix ans plus tard, lors d’un voyage au Portugal, j’ai pris la photo qui accompagne ce billet. J’y avais accolé cette citation de Fernando Pesoa :
« O valor das coisas não esta no tempo em que elas duram, mas na intensidade com que acontecem. Por isso existem momentos inesqueciveis,coisas inexplicaveis e pessoas incomparaveis. »
La valeur des choses n'est pas dans la durée, mais dans l'intensité où elles arrivent. C'est pour cela qu'il existe des moments inoubliables, des choses inexplicables et des personnes incomparables.
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