"Comprendre et prévenir les addictions" ... Vaste sujet !
- alexandreconstant2
- 23 févr. 2022
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 févr. 2022

Ce matin, il fait particulièrement froid sur Créteil. À moins que ce ne soit le stress de la conférence à venir qui me fasse trembler...
"Comprendre et prévenir les addictions", telle est la commande, en 45 minutes, à destination de Monsieur et Madame tout-le-monde, de l'ado fasciné par la lean à la ménagère angoissée découvrant que sa voisine fume un joint le samedi soir... Venant de la réduction des risques, tenir un discours ultra-technique me paraissait hors de propos. J'ai grandi avec le "savoir = pouvoir" et, quand bien même j'imaginais mon auditoire à des années lumières du public que je rencontre d'ordinaire, il serait forcément sensible à un discours humain, psychocorporel. Après une rapide censure de ma direction (mais je savais bien qu'il n'était pas politiquement correct de mettre une vidéo d'un certain ministre appelant à la guerre à la drogue tout en souriant à la tireuse à bière...), voici une retranscription de ce que je leurs ai présenté. En espérant qu'elle permette de faire un pas de côté par rapport à ce qu'on entend, malheureusement, encore trop souvent dans les médias...
1 Introduction : un problème de dépendance ?
(Note pour le.a lecteur.trice : j’ai ouvert cette présentation sur la vidéo d'une naissance tirée de la série babyboom.)
La naissance d’un enfant, désiré et attendu, reste un évènement d’une rare intensité dans une vie. Deux adultes deviennent alors parents, responsable d’une vie naissante totalement dépendante d’eux.
Dépendante…
Car, et c’est l’une des spécificités de l’espèce humaine, l’être humain nait phylogénétiquement immature et dépendant de son environnement. Le bébé, seul, ne peut subvenir à aucun de ses besoins ou, comme le disait Winnicott « un bébé seul, ça n’existe pas »[1]. Certains petits grimpeurs sauront escalader le ventre maternel pour rejoindre le sein mais c’est à peu près tout. Néanmoins, le bébé dispose d’ores et déjà de tout un bagage sensoriel et neurologique pour communiquer sensoriellement et toniquement avec ses figures d’attachement et décrypter certaines de leurs expressions émotionnelles dans le but essentiel de trouver protection. Protection face aux évènements physiologiques tels que la faim, la soif, etc. Mais également protection face aux évènements psychiques et émotionnels. Quel parent n’a pas connu ses longs moments d’impuissance aux alentours de 18h lorsque, la journée touchant à sa fin, le bébé décharge tout ce qu’il a emmagasiné dans les fameux « pleurs du soir ».
Le bébé n’a pas de représentations de ce qu’il vit et, à titre d’exemple, nous pouvons prendre l’expérience de la faim.
L’enfant est alors traversé par de nombreuses sensations. Il a froid, il tremble, il perçoit des sensations dans son ventre. Toutes ces sensations lui sont inconnues. Face à toutes ces inconnues qui agitent son corps il tente de contenir, jusqu’à l’éclatement. Ce sont alors les pleurs et les cris et une hypertonie globale du corps. Il ne peut contenir ce qui lui arrive.
Ce rôle de contenance est alloué au parent. À sa charge de tenir là où l’enfant s’effondre, de contenir là où il explose, de poser des mots sur ce corps et ces sensations qui restent de grandes, et parfois terrifiantes, inconnues pour l’enfant.

Si tout ne se déroule ni parfaitement bien, ni parfaitement mal (encore merci à ce cher Donald[2]), l’enfant acquiert cette croyance profonde : le lien à l’autre m’est nécessaire et me permet de traverser les évènements.
Partant de ce constat que l’être humain est un être fondamentalement dépendant, nous pourrions, d’une façon tout à fait justifiée, nous demander alors ce qui nous permet de qualifier telle dépendance de légitime, et nécessaire, et telle autre de problématique.
2 L’addiction : la naissance du modèle bio-psycho-social
2.1 Critères de la dépendance
Allons donc nous référer aux classifications internationales. D’après l’OMS, on peut parler de dépendance si trois des manifestations suivantes sont présentes durant une année :
· Un désir puissant ou compulsif d’utiliser une substance psychoactive ;
· Difficultés à contrôler l’utilisation de la substance (début ou interruption de la consommation ou niveaux d’utilisation) ;
· Syndrome de sevrage physiologique quand le sujet diminue ou arrête la consommation d’une substance psychoactive, comme en témoignent la survenue d’un syndrome de sevrage caractéristique de la substance ou l’utilisation de la même substance (ou d’une substance apparentée) pour soulager ou éviter les symptômes de sevrage ;
· Mise en évidence d’une tolérance aux effets de la substance psychoactive : le sujet a besoin d’une quantité plus importante de la substance pour obtenir l’effet désiré ;
· Abandon progressif d’autres sources de plaisir et d’intérêts au profit de l’utilisation de la substance psychoactive, et augmentation du temps passé à se procurer la substance, la consommer, ou récupérer de ses effets ;
· Poursuite de la consommation de la substance malgré ces conséquences manifestement nocives. On doit s’efforcer de préciser si le sujet était au courant, ou s’il aurait dû être au courant, de la nature et de la gravité des conséquences nocives
Si nous gardons en mémoire notre bébé, nous voyons bien qu’il y a ainsi des différences majeures entre les deux dépendances.
D’une part, ici, la dépendance arrive à l’âge adulte et il ne s’agit pas d’une dépendance à un autre être humain vivant, incarné, avec lequel il y a partage et relation, mais d’une dépendance à un objet inanimé. D’autre part, dans le cas de l’addiction, cette dépendance n’est pas source d’étayage et de développements mais d’impuissance et de souffrance (ce qui n’implique pas, comme nous le verrons par la suite, que la personne n’y trouve pas une forme de protection).
Partant de ce constat, la première stratégie mise en place fut d’incriminer les produits. C’est une logique qui se tient : si une personne devient dépendante, c’est nécessairement à cause du produit qui générait la dépendance.
2.2 Histoire (rapide) des stratégies en santé publique
Cette pensée a donné naissance, en 1971, à la guerre à la drogue (dont le père reconnu reste Nixon). Historiquement, une telle guerre avait déjà été lancée en 1914 avec la prohibition.
Sans même entrer dans les détails, on pourrait aisément se dire qu’une stratégie, qui a plus d’un siècle, a largement eu le temps de faire preuve de son efficacité. Alors qu’en est-il ?
2.2.1 Durant la prohibition

La prohibition s’ouvre avec la Ligue anti saloon et le Harrison Act en 1914, avec une prohibition totale de l'alcool entre 1919 et 1933. Voici le bilan, après 14 ans :
- Une augmentation des chiffres de la délinquance (avec une augmentation de 34% de fonctionnaires suspectés de corruption),
- 30 000 personnes décédées des suites de consommations d'alcool frelaté,
- 100 000 personnes atteintes de lésions définitives (cécité),
- C’est également la seule période où on enregistre des consommations d'alcool par injection.
Ils ont donc mis fin à la prohibition en 1933…

2.2.2 La guerre à la drogue
Malgré ce bilan désastreux, Nixon relance la prohibition en 1971 avec le fameux discours sur la guerre à la drogue : "Public enemy number one is drug abuse"

Ce n'est plus un secret que la-dite "guerre à la drogue" avait des enjeux bien éloignés des addictions et même de toute question de santé publique...
Observons si, cette fois, cette prohibition a eu plus de succès. Ce serait intéressant étant donné que c’est encore le modèle défendu par certains gouvernements.
D’après l’International Drugs Policy Consortium de 2019, relayé par le journal Equal Times, voici les derniers résultats d’une approche des addictions centrée uniquement sur la prohibitions des produits, la criminalisation et le culte du sevrage :
- Augmentation de 130 % de la culture du pavot, plus 72.000 décès par overdose rien qu’aux États-Unis en 2017,
- La stratégie antidrogue de l’ONU aurait plutôt généré de nombreux effets collatéraux tels que l’apparition, entre 2009 et 2017, de plus de 800 nouvelles substances psychoactives, souvent vendues à bon prix comme « euphorisants légaux » et substituts aux drogues illicites existantes,
- L’Europe a enregistré une hausse de 4 % des décès par overdose depuis 2015, tandis qu’aux États-Unis, le nombre de décès par surdose a atteint un niveau si élevé que l’espérance de vie y a diminué de 4 mois, une première depuis la Seconde guerre mondiale,
- Au Mexique, les violences militarisées entre les cartels et les forces de l’ordre ont fait 150.000 morts et 37.000 disparus depuis 2006 (officiellement…)
Le neuroscientifique et directeur du département de psychologie de l’Université de Columbia à New York, Carl L. Hart, étudie l’effet des drogues depuis près de 30 ans. Selon lui, et à la vue des chiffres on peut le comprendre, il ne fait aucun doute que les approches punitives et prohibitionnistes traditionnellement employées pour contrer l’utilisation de substances illicites font fausse route :
« Nos politiques sont plus problématiques que les drogues en elles-mêmes, parce qu’elles interdisent des drogues que les gens vont consommer de toute manière, ce qui pousse la consommation vers le marché noir. Nous devrions traiter les drogues comme nous traitons l’alcool. Une approche raisonnable serait de légaliser les drogues et de mettre le gouvernement en charge de leur qualité et de leur réglementation. »
Autrement dit, appeler à la guerre à la drogue en 2021 c’est, à minima, faire preuve d’ignorance et s’assoir littéralement sur toutes les études et recommandations internationales.
Malgré tout, on peut penser qu’un gouvernement se doit de faire preuve de responsabilité Même si la guerre à la drogue fait plus de dommages qu’elle ne sauve de vies, on ne pourrait pas, décemment, laisser des produits dangereux en libre circulation.
Prenons donc un moment pour observer de quoi il serait nécessaire de nous protéger.

Cube de dangerosité (ARPAE Mars 2012)
Si on considère le potentiel addictif et toxique, le constat est sans appel : il faut interdire le tabac, suivi de près par l’alcool en termes de potentiel toxique. Une étude d’Anthony & al (2004) avait déjà abordé le risque de dépendance après une consommation :
- Cannabis : 9 %
- Alcool : 15 %
- Cocaïne : 17%
- Héroïne : 23 %
- Tabac : 32 %
Une autre façon de l’aborder consiste à repérer la dangerosité pour soi et pour autrui.

Graphique disponible sur le site de la commission globale en matière de drogue (http://www.globalcommissionondrugs.org/wp-content/uploads/2019/06/2019-Report-Press-Kit-FR.pdf)
En rouge, les méfaits pour les autres, en violet, ceux pour le consommateur.
Ici l’alcool bat tous les scores. En termes de coût pour une société, s’il s’agissait d’interdire un produit, il faudrait se focaliser sur l’alcool avant tout.
Tout ceci pour déconstruire une première représentation : non, le concept de « drogue dure vs drogue douce n’a aucun fondement scientifique, pas plus que la guerre à la drogue n’a montré une quelconque efficacité (si ce n'est pour mettre de plus de personnes en danger depuis les producteurs jusqu'aux consommateurs)
Mais ça aussi, en fait, nous le savions déjà…
2.3 Si ce n’est pas à cause du produit alors pourquoi ?
Encore une fois regardons l’histoire.

Ce que nous savons c’est que, au travers de l’histoire, l’augmentation des troubles de l’usage de substance est toujours corrélée à un contexte +/- traumatique pour une population. On l’a vu dans l’explosion de l’alcoolisme avec la révolution industrielle et le passage de la vie paysanne à la vie industrielle mais également dans l’effondrement de la bourgeoisie, lors des invasions coloniales (et on peut penser au rôle de l’Angleterre et de la France dans l’épidémie d’opiomanie en Asie) ou dans les contextes migratoires, avec l’augmentation des consommations chez les personnes migrantes en situation d’isolement et de grande précarité. Ce sont des faits historiques que l’on connait depuis longtemps. Pour ceux et celles que ça intéresse je ne peux que vous inviter à vous plonger dans les écrits de Anne Coppel[3].
Très bien réalisée également, la série Histoire du trafic de drogue, en trois épisodes, et disponible sur Arte (https://www.arte.tv/fr/videos/078196-000-A/histoire-du-trafic-de-drogue-1-3/)
C’est également fort de tout ça qu’un grand monsieur de l’addictologie, le Dr

OLIVENSTEIN, posa ce paradigme dans les années 70 : « la toxicomanie, c’est la rencontre entre un produit, une personne dans un contexte donné ». Ce qu’on nomme maintenant l’approche bio-psycho-sociale.

Pour le dire autrement, l’addiction est avant tout une rencontre, et une rencontre qui a du sens pour la personne. Alors je sais que ça peut donner l’impression que je m’inscris en faux contre un certain discours contemporain qui tend à tout placer sur l’angle neuro, mais ce n’est pas du tout le cas. Evidemment que l’avancée des recherches en neuroscience est extrêmement précieuse et nous permet une meilleure compréhension et une meilleure prise en charge. Néanmoins, on observe régulièrement des patient.e.s qui, s’appropriant certains éléments de la pensée neuro, désinvestissent tout soins en se positionnant uniquement en victime (« ce n’est pas moi, c’est mes neurones »), ou en grande passivité (« à la charge des professionnel.le.s de donner ce qu’il faut à mon cerveau pour m’en sortir »). Donc oui les progrès en neuroscience sont fondamentaux mais non ça ne règle pas tout.
Si l’addiction est fondamentalement une rencontre, elle est également le symptôme d’autre chose. Là c’est un avis qui ne concerne que moi mais l’expérience m’a montré que l’être humain est avant tout guidé par la stratégie du moins pire. Quelle que soit la situation, l’humain va systématiquement prendre la solution la moins pire pour lui à un moment donné, ce qui n’implique en aucun cas que cette solution soit la meilleure dans l’absolue. Les addictions n’échappent pas à ce mouvement et l’abus de produits et la dépendance arrivent avant tout comme une tentative d'auto-traitement. Un auto-traitement qui échappe au contrôle de la personne ce qui revient bien souvent à doubler la souffrance. L’impuissance, et les tentatives vaines de contrôles, résonnent alors de part et d’autre, tant du côté de l’usager.e que du côté des proches, qui se sentent bien souvent impuissants en retour.
3 Alors quels sens peuvent avoir les addictions ?
Comme nous venons de le voir, la dépendance à un produit est le signe qu’il y a eu rencontre entre la personne et le produit à un moment donné. Les propriétés du produit, mais également le mode de consommation, l’environnement social lié au produit, etc. ont du sens pour la personne et lui permettent, un temps du moins, de retrouver un équilibre. C’est le principe de l’auto-traitement.
3.1 Les troubles mixtes
Aussi appelés duels, co-occurrents, etc. Ici, l’usage de produits semble avoir eu pour objectif inconscient d’apaiser un trouble mental sous-jacent (bien souvent il aura surtout pour conséquence de le doubler et de l’accentuer). Encore une fois que savons-nous ?
D’après BOUMENDJEL et BENYAMINA[4], on observe une sur-représentation des troubles mentaux dans les Centres de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (7 fois plus que dans la population ordinaire), 1 personne addicte sur 2 présenterait ainsi un trouble psychiatrique.
Sur le principe de l’auto-traitement, nous retrouvons une prévalence de la dépression, des troubles anxieux et des troubles psychotiques. Le grand exemple reste l’association dépression-alcool dont le schéma est d’une logique imparable.
Une personne est confrontée à une expérience douloureuse. Un ou une amie lui propose le fameux « vient boire un coup à la maison ». Et ça fonctionne, la personne va mieux le temps d’un soir. L’alcool ayant une dimension anxiolytique, la personne est fatalement moins angoissée. Sauf que l’alcool est dépressogène et suite à l’alcoolisation la dépression et les troubles anxieux s’accentuent. Aucun problème : apéro ! Sauf que, tolérance oblige, plus on boit, plus on se déprime, il faut donc augmenter les quantités pour ressentir les effets et plus on creuse la dépression, etc…
On sait également que certains troubles mentaux peuvent amener à une plus grande exposition aux produits. C’est le cas, par exemple, des troubles des conduites ou de la psychopathie.
Alors pour comprendre rapidement comment cela fonctionne, nous pouvons prendre quelques minutes pour un abord neurobiologique (rapide et succinct pour ne pas perdre tout le monde)
3.1.1 Point de vue neurobiologique (et que les pro me pardonnent la vulgarisation)
Nous savons que l’addiction implique le système dopaminergique, appelé également système de récompense. C’est le système mis en jeu dans notre cerveau pour venir valider certains comportements. Il est donc fondamental dans l’apprentissage et le renforcement de comportements considérés comme opérants et bénéfiques. Exemple : sensation de faim, il faut que j'organise une réponse adéquate à ce que je ressens, je trouve de quoi m’alimenter, je mange, j’éprouve la sensation de satiété et une agréable sensation de plaisir qui vient valider mon comportement. Merci le système dopaminergique.

Or, tous les produits vont venir modifier ce système dopaminergique amenant à un dérèglement de la réponse à donner en fonction des besoins.

De là, que j’ai faim ou soif, que je sois avec des amis ou seul, heureux ou triste : je fume ou je bois. J’auto-renforce ce comportement qui devient la seule et unique réponse à tous mes mouvements internes. Par la même occasion je réduit ma fenêtre de tolérance: le moindre mouvement psychocorporel et émotionnel doit être régulé par la prise d'un produit pour revenir à un état tolérable.
En fonction des produits, les neurotransmetteurs mis en jeu ne vont pas être les mêmes. On sait, par exemple, que la mdma, la cocaïne ou l’alcool vont jouer sur le système sérotoninergique.
En surstimulant le système sérotoninergique, on surstimule tout le mécanisme de régulation et de contrôle dans notre cerveau avec pour conséquences, entre autres, des carences. Et quelles sont les conséquences d’une carence en sérotonine ? Troubles du sommeil, de l’alimentation, de l’humeur, cognitions négatives, autrement dit, un épisode dépressif…
Ps : je reprendrai les aspects neuro dans un post futur !
3.2 Usage, abus, dépendance
Il semble également important de rappeler que l’usage simple ne protège pas des risques inhérents à la consommation d’un produit. Il ne s’agit ni de diaboliser l’usage ni de le banaliser, mais simplement d’amener chacun.e à avoir suffisamment de connaissances pour prendre ses responsabilités quant à ses expériences (et, ici, ses consommations de prod). On n’accompagne pas les gens en les maintenant dans l’ignorance. Transmettre des informations, que ce soit par un discours de réduction des risques ou par une approche de psychoéducation, c’est déjà mettre la personne en position d’acteur.trice et c’est, en soit, déjà thérapeutique.

Mais revenons au sujet…
Pour se repérer rapidement, sur le terrain on parle encore beaucoup de « usage, abus, dépendance. »
Comme je le disais précédemment, l’usage simple ne protège pas des risques inhérents à la consommation d’un produit. En consommant de l’alcool vous vous déshydratez, vous malmenez vos systèmes dopaminergique et sérotoninergique, votre lobe frontal (et merci la désinhibition et les textos à 3h du mat…), votre cervelet (bonjour les troubles de l’équilibre, de la coordination et les chutes sur le trottoir…), etc. Si, en plus, vous finissez complément ivre, que vous êtes dans l’abus, vous potentialisez les risques pour vous et pour les autres (accident de la voie publique, violence, agressions, etc.) Le lendemain vous avez la gueule de bois, signe incontestable de déshydratation et que vous êtes en manque. Oui, juste après une consommation unique. Vous serez très probablement un peu déprimé durant les jours qui viennent. La dépendance peut, quant à elle, avoir des impacts relativement délétères sur le fonctionnement cérébral et être à l’origine de nouveaux troubles.
3.3 Les liens entre psychiatrie et addictologie
Si ces liens peuvent dorénavant vous paraitre évidents, sachez que ce n’est pas encore le cas de partout…
Depuis quelques années, le cas typique c’est la personne présentant une addiction et un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité. Pour information, d’après Biederman, 2004 ; Kessler, 2007, les comorbidités les plus fréquentes chez l’adulte TDAH sont :
- Addictions 25 à 50 %,
- Dépression 20 à 30 %,
- Trouble anxieux 20 à 30 %,
- Trouble de la personnalité 25 %,
- Trouble bipolaire 8 %.
C’est un très bon exemple d’auto-traitement et de co-occurrence. On imagine très bien comment un adolescent TDAH peut trouver une forme de régulation par les consommations, les mêmes consommations pouvant faire le lit d’un trouble anxiodépressif, lui-même pouvant être présent par le contexte social parfois très carencé de ces patient.e.s. Ici, si on ne traite que l’addiction, non seulement on ne va rien régler mais la situation peut dangereusement empirer.
Le fait de dépister de façon plus systématique les TDAH dans les structures en addicto permet un meilleur repérage et donc la mise en place d’un traitement adapté. Il n’est vraiment par rare que les patients aient rencontré de nombreux professionnel.le.s auparavant, sans qu’une évaluation ne leurs soit proposée. Bien souvent, lorsqu’un patient découvre qu’il est TDAH et qu’il peut bénéficier d’un traitement et d’une prise en charge adaptée, ça révolutionne un peu sa vie à bien des égards.
Malheureusement, nous observons encore de vrais problèmes de communication entre les services de psychiatrie et d’addictologie, au grand détriment des usager.e.s. Des services spécifiques se développent de-ci de-là, mais restent encore beaucoup trop rares. Ce manque de communication est extrêmement dommageable pour les patient.e.s qui sont les grand.e.s perdant.e.s de cette histoire avec des suivis fragmentés, clivés, beaucoup trop d’idées reçues et de stéréotypes négatifs. Souvent, ce sont les structures d’accueil (groupe de parole, Caarud, etc.) qui se retrouvent à centraliser les informations.
J’espère avoir réussi à vous transmettre que la compréhension des addictions implique de nombreux niveaux :
- Des éléments propres aux produits, aux modes de consommation et aux contextes de consommations,
- Des éléments propres à la personne : son histoire, sa famille, sa scolarité mais également la présence de trouble psy chez elle, dans la famille, etc.,
- Des éléments propres au contexte : qu’est-ce qui a fait qu’il y a eu rencontre à ce moment-là, les facteurs favorisants par rapport à un trouble psy ou à une expérience douloureuse voire traumatique.
Il reste néanmoins quelques zones d’ombres si on regarde l’histoire des usager.e.s rencontré.e.s.
4 Liens entre addiction et trauma.
Pour ma part, toutes ces explications, toutes pertinentes qu’elles soient, ne m’ont jamais totalement satisfaites. Rapidement dans mes débuts en addicto, je me faisais souvent cette remarque : « mais quelle vie… ! ». Tant il est courant d’entendre des récits de vie marquée par des séparations, des abandons, des violences dans la famille, à l’école ou dans l’environnement, avant les consommations et souvent après, des agressions dans l’enfance, des abus sexuels, etc. Si ce n’est pas dans le premier cercle, il n’est pas rare que ces éléments apparaissent dans l’histoire des aïeux.
Alors, entre temps, des chercheurs sont aussi allés de ce que côté-là. Ça permet d’éclairer autrement la question des troubles mixtes et d’ouvrir à d’autres modalités de prises en soin et de prévention.
On découvre alors que 90% des consommateurs ont vécu un évènement traumatique et présente des symptômes de Trouble de Stress Post-Traumatique à minima[5]. Dans 35 à 50% des cas on parle de trauma complexe (carences, maltraitances, violences, etc. ayant commencé dans l’enfance)
4.1 Les études sur les expériences adverses dans l’enfance (communément appelées ACE pour Adversity Childhood Experiences)
Dans les années 80, Vincent Felliti, alors responsable du service de médecine préventive de la clinique Kaiser Permanente à San Diego, observe que parmi les participants au programme de traitement de l’obésité proposé à la clinique, la moitié ne vont pas au terme alors même qu’ils avaient déjà commencé de perdre du poids. Il se met en contact avec 286 d’entre eux et découvre que la grande majorité ont été victime d’abus sexuels dans l’enfance. Il décide alors de lancer une étude à grande échelle et interview plus de 17 000 patient.e.s entre 1995 et 1998. Environ la moitié des personnes sont des femmes ; 74,8% sont blanches ; l'âge moyen est de 57 ans ; 75,2% ont fait des études ; tou.te.s ont un emploi et de bons soins de santé. À noter que cette étude a ensuite été reproduite de nombreuses fois avec les mêmes résultats.
Ils observent alors que les expériences négatives de l'enfance sont courantes parmi le groupe de patient.e.s. Beaucoup déclare avoir vécu un divorce ou la séparation de leurs parents, avoir un parent souffrant de troubles mentaux ou d’addiction. 28% des participant.e.s ont signalé des abus physiques et 21%, des abus sexuels. Pour celles et ceux que ça intéresserait, je vous invite à aller voir « 1 sur 5 », le dernier documentaire de Karl Zéro, en libre sur le net. 1 sur 5, c’est le nombre d’enfants victimes ou ayant été victimes d’agressions sexuelles. Ça représente 3 à 5 enfants par classe, dans chaque classe de chaque école…
Les expériences négatives de l'enfance se produisent souvent simultanément. Près de 40% de l'échantillon initial ont déclaré avoir vécu au moins deux traumatismes et 12,5%, au moins quatre. Étant donné que les ACE sont dépendants les uns des autres, de nombreuses études ultérieures ont examiné leurs effets cumulatifs plutôt que les effets individuels de chacun des traumatismes.
Les expériences négatives vécues durant l'enfance ont une relation dose-effet avec de nombreux problèmes de santé. Après avoir suivi les participant.e.s au fil du temps, les chercheurs ont découvert que le score ACE cumulatif d'une personne présentait une relation forte et progressive avec de nombreux problèmes de santé, sociaux et comportementaux tout au long de la vie, y compris des troubles liés à l'utilisation de substances. Le nombre d'ACE est ainsi fortement associé aux comportements à risque pour la santé à l'âge adulte tels que le tabagisme, l'abus d'alcool et de substances, et est corrélé avec les problèmes de santé comme la dépression, les maladies cardiaques, le cancer, les maladies pulmonaires chroniques et une durée de vie raccourcie. Comparativement à un score ACE de zéro, le fait d'avoir quatre expériences traumatisantes dans l'enfance augmente de sept fois le risque d'alcoolisme. Un score ACE supérieur à six est associé à une augmentation par 30 du risque de tentatives de suicide et à une espérance de vie qui chute de 20 ans.


5 Conclusion
Vous vous souvenez du bébé du début ? Comme je vous l’ai présenté rapidement, ce bébé dispose d’une capacité de contenance très faible, raison pour laquelle il doit s’en remettre à ses figures d’attachement. De son côté, il va tout faire pour maintenir le lien. Ce que nous savons, c’est que les expériences adverses durant l’enfance vont favoriser l’hyperstimulation de notre amygdale, notre système d’alarme interne. Sachez également que notre amygdale est fonctionnelle très tôt durant la gestation et nous avons de plus en plus de recherches sur le stress des fœtus. Durant une expérience traumatique ou dans un contexte délétère de grandes carences, le système d’alarme de l’enfant est surstimulé en permanence. Il développe alors une hypervigilance à son environnement et peut également mettre en place une stratégie radicale pour éviter de sentir. Là où l’enfant en relative bonne santé va aller chercher un adulte bienveillant en cas de besoin, l’enfant ayant éprouvé l’insécurité du lien peut développer des stratégies plus couteuses : stratégie d’auto-apaisement avec un objet inanimé ou processus de dissociation. La gestion des émotions passe alors par le fait de se couper de son corps et de ses éprouvés. Nous retrouvons alors à la fois le recours au produit qui peut être, également, un produit dissociant ou qui peut amener à ce qu’on appelle des conduites dissociantes, entendez par là toutes les conduites à risques. Le seul et unique but, encore une fois, reste de trouver une issue à la souffrance. Ce sont des stratégies de survie qui n’ont rien à voir avec les conduites suicidaires. Il s’agit ici de se dissocier pour survivre, non pour mourir.
Ces études constituent une avancée notoire. Peut-on encore, au regard de ces études, parler d’addiction « seule » ? Comme nous le disait Olivenstein dans les 70, oui l’addiction est une rencontre et nous avons tous notre rôle à jouer dans le fait que les usages de produits (car ils font partie de l’humanité) restent des usages simples, récréatifs ou encadrés. Ces études éclairent de façon nouvelle la question que pose les addictions, et leur large augmentation, au monde contemporain. Non, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un discours prohibitionniste et punitif pointant les produits comme seuls et uniques responsables et les usager.e.s comme des délinquant.e.s. À titre d’exemple, la recherche retourne justement voir du côté de la psilocybine, de la MDMA et du LSD pour le traitement de la dépression. Quant à la kétamine, elle a retrouvé l’offre de soins pour le traitement des patient.e.s douloureu.ses chroniques aux Etats-Unis. Donc non. Continuer de pointer les produits et invoquer la guerre à la drogue est un non-sens et une mise en danger de la vie d’autrui.
L’explosion des addictions dans notre monde moderne vient bien plutôt mettre en évidence la défaillance majeure de notre système à faire communauté. Car, et c’est ce que toutes les études sur le psychotraumatisme montrent, c’est le lien à un autre bienveillant qui permet le rétablissement. Ainsi, derrière les techniques et les approches, c'est la congruence et la consistance du thérapeute dans le temps qui en fera un soutien thérapeutique sur la voie du rétablissement.
Et pour enfoncer le clou sur le fait que l’addiction est fondamentalement un symptôme de la pathologie de notre société, je me permets de terminer sur une anecdote : connaissez-vous l’arrêté du 2 octobre 2006 ?

L’arrêté du 2 Octobre 2006 a contraint les producteurs d’alcool à apposer sur leurs produits le pictogramme « Pas d’alcool pendant la grossesse ».
Je ne sais pas si vous êtes au courant mais ce projet a été débouté en première instance sous pression du lobby de l’alcool. Il a fallu qu’il soit présenté, et négocié, une seconde fois. Autrement dit, entre des profits et la vie d’enfants, pas même encore nés si on pense au syndrome d’alcoolisme fœtal, le choix se portait sur le lobby financier en première intention. Je pense que tout est résumé dans cette anecdote : tant qu’une société cultive l’individualisme et la course aux profits, bien plus que la bientraitance et l’empathie, y compris envers des enfants, nous ne pourrons résoudre la question des traumas et donc des addictions. Nous ne ferons qu’essuyer, éternellement, des plâtres…
[1] WINNICOTT D., La mère suffisamment bonne, Paris : Payot, 2006.
[2] Ibid.
[3] De Anne Coppel : Entre prohibition, santé publique et régulations sociétales, Médecins du Monde, Histoire et principes de la réduction des risques, juin 2013 - Le Dragon domestique, Deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue, en coll. avec Christian Bachmann, 1989
[4] Boumendjel, M. & Benyamina, A. (2016). 15. Les « pathologies duelles » en addictologie : état des lieux et prise en charge. Dans : Michel Reynaud éd., Traité d'addictologie (pp. 139-149). Cachan: Lavoisier.
[5] Ibid.
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